70ème anniversaire de la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA)

par | 3 Nov 2022 | Commission des Lois, Sénat

70ème anniversaire de la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA)

3-Nov-2022 | Commission des Lois, Sénat

Le droit d’asile en mouvement (1952-2022)

Colloque pour les 70 ans de la Cour nationale du droit d’asile

2ème table ronde : De la protection des individus à la protection des sociétés : un nouveau défi pour le juge de l’asile

Monsieur le président,

Monsieur le représentant du Haut-Commissariat aux réfugiés en France,

Madame la première vice-procureure de la République antiterroriste au tribunal judiciaire de Paris,

Chers participants,

Je souhaiterais tout d’abord vous dire qu’il s’agit d’un grand plaisir pour moi que ce colloque organisé à l’occasion des 70 ans de la Cour nationale du droit d’asile soit accueilli par le Sénat. On pourrait même y voir le commencement d’une tradition, puisque le précédent anniversaire des 60 ans de la CNDA s’était déjà tenu entre ces murs. Au fond, il y a là une forme de logique assez naturelle, tant nos deux institutions entretiennent des relations tout à fait constructives. Le Sénat suit d’un œil attentif l’activité de la Cour et a de longue date placé la politique de l’asile au cœur de ses travaux.

À titre personnel, je suis d’autant plus heureux de pouvoir échanger avec vous ce matin que la politique de l’asile est au cœur de mon engagement parlementaire. Elle est l’objet de nombre de mes travaux depuis mon entrée au Sénat en 2004, que ce soit en tant que rapporteur des principaux projets de loi relatifs à l’asile ou dans le cadre des travaux de contrôle sur le sujet rendu au nom de la commission des lois, que j’ai l’honneur de présider.

Encore très récemment, la commission des lois a par exemple rendu un rapport d’information intitulé « Services de l’État et immigration : retrouver sens et efficacité » qui évalue en profondeur l’activité de la Cour et qui pose les jalons de l’indispensable réflexion que nous devons mener quant à une réforme du régime de l’asile. Les échanges que nous avions eu à ce propos avec la prédécesseur de M. Hérondart, Mme Kimmerlin, étaient d’ailleurs, je le crois, tout à fait positifs. J’aurais l’occasion de revenir plus en avant dans mon propos sur le détail de ces recommandations.

À travers ces différentes expériences, j’ai pu mesurer combien la politique de l’asile en France s’était transformée sur la période récente. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la plus significative de ces mutations n’est pas quantifiable et n’est qu’indirectement liée à l’augmentation continue des flux de demandes de ces dernières années.  Non, l’évolution la plus profonde a trait aux objectifs mêmes de la politique de l’asile et c’est bien là l’objet de cette table ronde, qui nous invite à nous interroger sur ce glissement qui s’est opéré entre deux conceptions divergentes du droit d’asile.

Les origines de ce mouvement remontent à la fin des années 1980, mais celui-ci s’est nettement accéléré sur la période récente. Le phénomène a été admirablement décrit dans un ouvrage de Philippe Ségur intitulé La crise du droit d’asile, qui, bien qu’il date de 1998, conserve toute son actualité. Philippe Ségur y fait la distinction entre, d’une part, « l’asile demandé », qui est un droit centré sur la personne du demandeur et provenant d’une tradition républicaine solidement ancrée, et, d’autre part, « l’asile consenti » qui est lui un droit appartenant à l’État, qui décide souverainement d’autoriser ou non une personne à séjourner sur son territoire au titre de l’asile. 

Dans la première conception, qui peut être qualifiée de « personnaliste », l’objectif exclusif du droit d’asile est la protection des individus persécutés, tandis que le spectre est plus large dans la seconde conception, disons « étatiste », où des objectifs complémentaires sont considérés.  Celui qui a pris le plus de place sur la période récente est l’objectif de protection de la société, qui implique notamment de trouver un équilibre entre la garantie du droit d’asile et celle de la sécurité des citoyens.

Cette montée en puissance des préoccupations liées à la sécurité contribue grandement, mais pas exclusivement, au déplacement actuel de l’individu vers l’État du centre de gravité de l’asile. Dans l’ensemble, ce rééquilibrage me paraît bienvenu, tant la conception « personnaliste », et par certains aspects idéalistes, de l’asile s’est heurtée aux limites du réels. Outre les questions liées à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme, je pense ici à la massification de la demande d’asile, à l’apparition d’un phénomène de dévoiement de ce droit ou encore à son européanisation progressive.

Pour autant, il est illusoire, sinon dangereux, d’opposer protection de l’individu et protection des sociétés. S’il est légitime que l’État soit maître de sa politique d’asile, nous nous devons également de perpétuer les valeurs républicaines qui ont fait de la France une terre d’accueil. Cette tradition remonte aux premiers pas de la République, elle nous honore et ne saurait être oubliée. Il nous appartient donc collectivement de trouver un chemin pour concilier les objectifs de protection de l’individu et de la société.

Je vais tâcher dans mon intervention d’évoquer ce rééquilibrage, autour de trois questions clés. 1) Pourquoi s’est-il produit et dans quelle mesure était-il inévitable ? 2) Comment s’est-il concrètement manifesté, tant au niveau juridique que dans la pratique des acteurs de la politique de l’asile ? Je pense ici au législateur, à l’administration et, bien entendu, au juge. 3) Dans quelle mesure ce mouvement emporte-t-il des dangers et comment les prévenir ?

De multiples approches sont ouvertes, selon que l’on adopte le point de vue de l’historien, du juriste ou encore du politiste. D’autres sont plus qualifiés que moi sur chacun de ces terrains et j’adopterai donc dans mon intervention une approche plus restreinte, centrée sur mon expérience parlementaire. Je tâcherai de partir au maximum de ce que j’ai pu connaître des thématiques migratoires dans mes activités au Sénat pour vous donner un aperçu de la manière dont les transformations de la politique de l’asile sont appréhendées, accompagnées et parfois, je l’espère, impulsées dans cette maison.

Pour ce faire, je vais structurer mon propos en trois temps. Tout d’abord, il me paraît indispensable de prendre un peu de hauteur et de revenir sur l’histoire du droit d’asile en France. Notre pays a en effet ceci de singulier que la primauté de l’objectif de protection de l’individu y était jusqu’à récemment tout à fait manifeste, sans que les considérations liées à la protection de la société ne soient néanmoins totalement éclipsées. Nous verrons dans un deuxième temps que les mutations de la demande d’asile et l’installation durable des questions de sécurité dans le débat public, conjugués à d’autres facteurs, se sont traduites par un brouillage de cette hiérarchie. Dans un troisième temps je présenterai les risques que me semble soulever une confrontation trop manichéenne des objectifs de protection de l’individu et de protection de la société. J’estime non seulement qu’un équilibre est possible entre ces deux finalités, mais que l’atteindre est absolument indispensable, tant voir l’un prendre définitivement le pas sur l’autre pourrait mettre en péril la cohésion de la société.

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  1. Commençons donc par le retour historique, avec une précision qui me paraît fondamentale : si le droit d’asile en France s’est historiquement et prioritairement construit autour d’une logique de protection des individus persécutés, la protection de la société n’a pour autant jamais été un objectif totalement subsidiaire.
  2. Tout d’abord, il est intéressant de relever, comme le fait Philippe Ségur, que la portée de l’asile n’a paradoxalement fait que se réduire entre son émergence antique et aujourd’hui. Il s’agissait en effet originellement d’une notion proche de l’absolu. Cela d’abord parce que l’asile représentait, à travers la sacralisation des lieux de culte, un moyen de garantir le libre exercice de la religion et ensuite parce qu’il est devenu, avec l’avènement de la chrétienté, un devoir moral, je parle ici de la charité chrétienne. En offrant de multiples abris dans des lieux réputés inviolables, il fait donc peu de doute que l’asile religieux offrait un rempart bien plus solide contre les persécutions que le droit d’asile tel qu’il est appliqué aujourd’hui.

Deux leçons peuvent être tirées de cette observation. D’une part, l’asile a toujours été une notion en mouvement et le glissement que j’évoquais en introduction n’est que la dernière manifestation d’une tendance de fond. Si l’objectif a toujours été la protection, la finalité de celle-ci a constamment évolué : libre-exercice du culte et respect d’un devoir moral d’abord, garantie des droits de l’individu ensuite. D’autre part, cette conception extensive de l’asile religieux a indubitablement laissé des traces dans le droit d’asile qui s’est construit au fur et à mesure de la laïcisation de la société. Ce n’est probablement pas un hasard si c’est une conception libérale de l’asile qui a émergé après la Révolution française.

Car c’est à ce moment-là que s’impose une vision « personnaliste » de l’asile, qui est un droit rattaché à un individu et dont chacun peut potentiellement se réclamer. Ce renversement est indissociable de l’avènement de la République et on en trouve l’une des manifestations les plus évidentes dans l’éphémère Constitution de l’an I dont l’article 120 disposait que le peuple français, je cite, « donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté. – Il le refuse aux tyrans ». Si cette générosité a immédiatement acquis le caractère de symbole républicain, elle n’a toutefois que peu été appliquée ensuite puisque, comme le dit Philippe Ségur, « pendant plus d’un siècle après la Révolution, la France a « fabriqué » davantage de réfugiés politiques qu’elle n’en a accueilli ».

Le primat accordé à l’individu est encore plus net dans le préambule de la Constitution de 1946, qui mentionne que « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ». Le demandeur est ici au cœur de la notion et sa situation personnelle est le seul critère qui importe pour décider de l’octroi d’une protection. C’est dans cette optique que la protection a été accordée aux allemands fuyant le régime nazi ou aux républicains espagnols en exil à compter de 1936.

La création du droit d’asile dit « conventionnel » au sortir de la Seconde Guerre mondiale n’a initialement eu que peu d’impact sur cet état de fait. Il est vrai que la Convention de Genève de 1951 promeut une conception différente de l’asile, plus « étatiste ». D’ailleurs, elle ne traite pas de l’asile à proprement parler mais se borne à encadrer, plus prudemment, l’octroi du statut de réfugié par les États parties. En réalité, l’émergence d’une vision plus « étatiste » de l’asile était à l’époque tout à fait compatible avec une pratique libérale visant à garantir la protection de l’individu. Un paradoxe a ainsi vécu jusqu’à la fin des années 1980 : le statut de réfugié était souverainement octroyé par l’État sur le fondement d’une convention « étatiste » mais à travers une doctrine « personnaliste ».

Ce paradoxe est par exemple illustré par Catherine Teitgen-Colly dans la dernière édition de son « Que sais-je ? » sur le droit d’asile. Elle y décrit une situation où, je cite, « celui qui souhaitait obtenir l’asile déposait […] sa demande auprès de l’autorité compétente, l’OFPRA en France, laquelle accordait sa protection au terme d’une interprétation souple de la convention de Genève visant à en préserver l’esprit, c’est-à-dire la logique de protection ».

  1. Certes prédominant, cet objectif de protection de l’individu n’a néanmoins jamais été tout à fait absolu. La preuve en est que des clauses visant à protéger la société figurent à tous les niveaux de la hiérarchie des normes.

Déjà en 1793, le pouvoir constituant était conscient du fait que le droit d’asile ne pouvait être automatique et avait jugé bon de préciser qu’il était refusé aux tyrans. S’agissant de la Convention de Genève, deux catégories de clauses laissent des marges de manœuvre à l’État :

  • Des clauses d’exclusion empêchent l’octroi d’une protection à une personne qui en remplit pourtant les conditions. Désormais repris à l’article L. 511-6 du Ceseda pour les réfugiés et, en partie, à l’article L. 512-2 pour les bénéficiaires de la protection subsidiaire, les D, E et F de l’article 1 de la Convention visent ainsi les personnes qui sont déjà protégées par un État ou un organisme des Nations Unies autre que le HCR et, surtout, celles dont on a des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis des actes graves. Il s’agit des personnes qui se seraient rendues coupables de « crime contre la paix, de guerre ou contre l’humanité», d’un « crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil » ou « d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies » ;
  • Il existe ensuite des clauses de cessation, dont six d’entre elles figurent à l’article 1 C de la Convention et qui, pour être concis, privent pour l’avenir de protection des personnes qui n’en n’ont plus besoin en raison d’une évolution de leur situation personnelle. Ce cas de figure est aujourd’hui repris aux articles L. 511‑8 et L. 512-3 du Ceseda.

Comme l’illustrent ces clauses, des considérations tenant à la sécurité des États membres ont, dès l’origine, tempéré quelque peu la conception « personnaliste » de l’asile alors privilégiée par la France.

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  1. Après ces éléments de contexte, je vais me pencher dans une deuxième partie sur ce glissement entre les objectifs de protection de l’individu et de la société. La prévalence du premier s’est en effet progressivement atténuée au gré des évolutions de la demande d’asile et de l’accroissement des considérations liées à la sécurité dans le débat public.
  2. A. Il me semble que ce rééquilibrage des objectifs de la politique de l’asile était devenu inévitable. La conjugaison de quatre facteurs à partir de la fin des années 1980 a en effet rendu en partie obsolète le primat accordé à l’individu

Le premier de ces facteurs réside dans la massification de la demande d’asile. Comme l’indique Catherine Withol de Wenden dans son Atlas des migrations, le nombre de personnes déplacées recensées par le HCR a été multiplié par 20 en l’espace de 10 ans et on comptait 26 millions de réfugiés à la fin de l’année 2019. Cette tendance se retrouve en France où le nombre de demande enregistrées par l’OFPRA est en hausse constante sur la période récente, en excluant la dernière diminution conjoncturelle due au Covid-19.  Pour rappel, un pic de 132 000 demandes avait été atteint en 2019.

Mme Withol de Wenden note également que la frontière entre demandeur d’asile et immigré travailleur s’est brouillée. Elle décrit le demandeur d’asile sous la guerre froide comme un « individu isolé, dissident, menacé dans son État d’origine », tandis que l’on observe désormais des arrivées collectives de personnes provenant d’États faillis qui peuvent être éligibles à l’asile mais qui « se sentant menacés par la société civile ou par des catastrophes naturelles que leur État ne peut assumer […] sont aussi parfois à la recherche de travail ».

L’État a donc dû faire face à des demandes d’asile qui sont non seulement plus importantes mais dont la légitimité était parfois moins évidente. Ce faisant, il est évident que l’approche « personnaliste » de l’asile n’était plus valable et que des marges de manœuvre devaient être laissées à l’État pour s’adapter à cette situation nouvelle.

Le deuxième facteur a trait à la prise en compte croissante de considérations tenant à la sécurité de la société. Alors que la France a été durement touchée par le terrorisme, la question a de facto pris une place croissante dans le débat public. L’enjeu était double. Il s’agissait d’une part d’accorder davantage de latitude à l’État pour refuser la protection ou y mettre fin pour des motifs d’ordre public et, d’autre part, d’assurer un contrôle effectif des frontières, de manière à ce que des individus aux intentions malveillantes ne puissent pénétrer sur le territoire ou s’y maintenir sous couvert d’une demande d’asile fabriquée de toutes pièces.

Le troisième facteur concerne l’apparition d’un phénomène de dévoiement du droit d’asile. Dans un contexte de progression continue de l’immigration irrégulière, ce phénomène s’est en effet progressivement accentué. Pour rappel, le nombre de bénéficiaires de l’aide médicale d’État, qui est l’indicateur traditionnellement utilisé pour évaluer l’immigration irrégulière, a été multiplié par 2,3 depuis 2004, pour se porter à 380 000 en 2021. Alors que le droit d’asile est utilisé de manière croissante comme un prétexte pour pénétrer sur le territoire national ou faire échec à une décision d’éloignement, il est légitime que l’État soit armé pour lutter contre ce dévoiement.

Le dernier facteur est celui de « l’européanisation » progressive de l’asile. Les initiatives de l’Union européenne ont été nombreuses en la matière, avec notamment une harmonisation des législations à travers la directive dite « qualification » de 2011 ou la création d’une structure chargée de favoriser la convergence des systèmes nationaux d’asile, aujourd’hui l’agence de l’Union européenne pour l’asile. Dans ce contexte de rapprochement des politiques européennes, la singularité française ne pouvait que s’atténuer. 

La conjugaison de ces quatre éléments a inexorablement entraîné un rééquilibrage des objectifs du droit d’asile : de la protection de l’individu à celle de la société.

  1. Les conséquences de ce rééquilibrage sont plurielles et peuvent être identifiées tant au niveau juridique que dans la pratique des différents acteurs de la politique de l’asile. Afin d’en simplifier l’exposé, je m’attacherai à catégoriser ces évolutions selon les acteurs concernés et en respectant une forme de chronologie.

Le pouvoir constituant a tout d’abord lui-même consacré ce rééquilibrage. Tout est parti de la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 qui censurait une loi présentée par Charles Pasqua qui précisait les modalités d’application des accords de Dublin et de leur principe cardinal : la non-admissibilité des demandes d’asile présentées en France lorsqu’une demande a déjà été déposée dans un autre État membre. Pour s’y opposer, le Conseil a fondé sa décision sur le préambule de 1946 et a donné sa pleine valeur constitutionnelle au droit d’asile. Concrètement, la France se serait vue obligée d’examiner toute demande d’asile déposée au titre du préambule de 1946, vidant largement de leur substance les accords Dublin. Pour lever cette difficulté, le pouvoir constituant a créé un nouvel article 53-1 dans le texte suprême autorisant expressément le mécanisme Dublin et, surtout, consacrant la vision étatiste de l’asile. Le texte issu de la loi constitutionnelle du 25 novembre 1993 est limpide : « les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif ». Le recentrage est limpide, l’asile est une prérogative de l’État avant d’être un droit individuel.

Le législateur a ensuite pris toute sa part dans ce rééquilibrage, en veillant notamment à une plus grande prise en compte des enjeux liés à la sécurité. À l’occasion de la transposition de la directive « Qualification », les clauses restreignant le périmètre du droit d’asile ont été enrichies. Ces évolutions sont principalement de deux ordres :

  • L’insertion de nouvelles clauses permettant l’exclusion comme la révocation de la protection : introduit à mon initiative en 2015, l’article L. 511-7 du Ceseda permet de refuser ou de mettre fin au statut de réfugié « lorsqu’il y a des raisons sérieuses de considérer que la présence en France de la personne concernée constitue une menace grave pour la sûreté de l’État» ou en cas de condamnation définitive pour un crime ou un délit particulièrement grave et que la présence de l’intéressé représente une menace grave pour la société française ;
  • La création de clauses de révocation qui permettent à l’autorité compétente de retirer la protection dans les cas où une clause d’exclusion aurait dû être appliquée ou trouve à s’appliquer à raison de faits commis postérieurement à l’obtention de la protection, ainsi que dans les cas où l’octroi de la protection a résulté d’une fraude.

Le Sénat a pleinement contribué au processus. Lors de l’examen de la loi « Collomb » j’ai notamment porté un amendement substituant une compétence liée à la faculté aujourd’hui laissée à l’OFPRA de refuser ou retirer le statut de réfugié au titre de l’article L. 511-7.

Les moyens de l’administration, et singulièrement de l’OFPRA, ont ensuite progressé afin de faire face à la massification des demandes. L’office s’est notamment vu attribuer 200 ETP supplémentaires en loi de finances pour 2020. Ses procédures ont également été modernisées pour assurer une meilleure prise en compte de l’objectif de protection de l’ordre public. Pour donner quelques statistiques, l’OFPRA a réceptionné de la part de l’autorité judiciaire et des préfectures 3 454 informations en lien avec l’ordre public en 2021 et sollicité près de 28 000 enquêtes administratives. Ce perfectionnement des échanges d’information produit des résultats, certes perfectibles. En 2021, 231 retraits du statut de réfugié ont été décidés au titre de l’article L. 511-7 du Ceseda, tandis que 158 décisions similaires ont été prises au titre de l’article L. 512-3 vis-à-vis de bénéficiaires de la protection subsidiaire.

Enfin, le juge a dû adapter son office à cette nouvelle donne et contribue quotidiennement, par sa jurisprudence, à façonner cet équilibre entre protection de l’individu et protection de la société. C’est l’occasion pour moi de saluer le travail effectué par le juge de l’asile qui, dans un contexte humainement très difficile, participe pleinement à la garantie d’un droit d’asile effectif. Une phrase de l’essai de Smaïn Laacher Croire à l’incroyable me paraît décrire tout à fait justement cette réalité et je me permets de la citer. C’est l’une des premières de l’ouvrage, prononcée par un ami de l’auteur et qui l’a convaincu de s’engager à la CNDA : « Tu verras ce qui est compliqué ce n’est pas le droit mais c’est de comprendre des situations de persécution. Le droit, c’est nécessaire, mais ce n’est pas le plus décisif, le plus dur, c’est de décider à partir du récit du demandeur s’il a besoin d’une protection ».

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III. J’en viens à ma troisième partie, où je souhaiterais, d’une part, insister sur le fait que l’équilibre entre protection de l’individu et de la société est toujours en construction et, d’autre part, esquisser des pistes pour en garantir la meilleure conciliation.

  1. J’utilise le terme conciliation à dessein. Si la plus grande prise en compte de l’objectif de protection de la société me semble en effet bienvenue, voir celui-ci dominer sans nuance celui de protection de l’individu n’est aucunement souhaitable. Toute réforme de la politique de l’asile implique ainsi de trouver une voie de passage entre deux excès, aussi périlleux l’un que l’autre. Le premier serait de se résigner à une posture « défensive », où le demandeur d’asile est systématiquement perçu avec défiance et ce alors même que la tradition républicaine de l’asile nous honore et nous oblige. Le second serait de s’abandonner à une certaine forme de naïveté ou d’angélisme, où les dévoiements du droit d’asile seraient ignorés et l’objectif légitime de protection de l’ordre public délaissé.

C’est ce chemin de crête que nous devons suivre et la tâche est d’autant plus ardue que les débats sur l’asile sont dans notre pays de plus en plus polarisés et souvent propices à la caricature. Comme le souligne Philippe Ségur, « le droit d’asile est un droit passionnel qui soulève dans les cœurs une égale proportion d’amour et de haine ».

  1. Le Sénat n’est pas resté inactif sur ce sujet. La commission des lois en particulier mène une réflexion continue sur le devenir de la politique de l’asile. Dans le dernier rapport d’information « Services de l’État et immigration : retrouver sens et efficacité » que j’évoquais en préambule de mon intervention, j’ai par exemple plaidé pour une révision en profondeur du régime d’asile européen commun. Le dispositif a en effet montré ses limites, en particulier vis-à-vis des États de première ligne qui ont dû faire face seuls à l’intensification des flux migratoire depuis les printemps arabes de 2011, la crise syrienne de 2015 ou, plus récemment, le conflit en Ukraine.

Le dernier projet de pacte pour les migrations et l’asile présenté récemment par la Commission européenne poursuit ce mouvement de rééquilibrage, principalement à travers deux propositions qui s’efforcent de concilier l’objectif de maîtrise des frontières extérieures avec la garantie des droits des demandeurs d’asile :

1) L’introduction d’une procédure de filtrage aux frontières qui s’appliquerait aux personnes arrivant sur le territoire de l’UE sans satisfaire les conditions d’entrée et les orienterait au plus vite vers la procédure appropriée, que ce soit une demande d’asile classique, une demande à la frontière ou un retour dans le pays d’origine.

2) La création d’une procédure d’examen des demandes d’accueil à la frontière, qui serait conduite dans un délai maximum de douze semaines et accélérerait de ce fait le traitement des demandes ayant de faibles chances d’aboutir et ne nécessitant pas d’entrée légale sur le territoire de l’UE.

Comme cela est souligné dans le rapport, ce projet est loin de répondre à l’ambition d’une refonte globale du règlement Dublin, ne serait-ce que parce que la difficulté principale de la responsabilité du pays de première entrée pour examiner les demandes d’asile n’est pas résolue. La mission d’information a donc plaidé pour une réforme pragmatique et ambitieuse des règles européennes en matière d’asile qui reposerait sur deux piliers. Premièrement l’ouverture d’une réflexion sur la pertinence du maintien du principe de responsabilité du pays de première entrée. Deuxièmement, une plus grande convergence des systèmes d’asile nationaux, en envisageant notamment un système de reconnaissance mutuelle des décisions de rejet prises par les autorités nationales au sein de l’Union européenne.

Ainsi, la conciliation des objectifs de protection de l’individu et de la société est activement défendue par le Sénat et ces propositions en sont, je le crois, une bonne démonstration.

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Voici donc les différentes pistes de réflexion que je souhaitais évoquer sur le sujet qui nous est proposé. Avant de céder la parole, j’insisterai une dernière fois sur l’obligation qui nous incombe collectivement de concilier les différents objectifs de l’asile. L’affirmation d’une vision plus « étatiste » de cette notion a ses vertus, mais elle nous exposerait à de graves dangers si elle venait à être trop absolue. Je fais donc mien ces mots de Catherine Teitgen‑Colly : « Il en va de la survie des démocraties de n’acculer aucun homme à ces parcours du désespoir avec lequel se confond trop souvent l’exercice du droit d’asile ».

 

 

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